Par Kami Mahmoudi
« Des hordes d’immigrés clandestins provenant d’Afrique subsaharienne déferlent sur la Tunisie et sont à l’origine de violences et de crimes. »
Cette annonce faite en février dernier n'émane pas d'un groupe crépusculaire d'extrême droite tunisien. Il a été prononcé avec véhémence et assurance par Kaïs Saeïd, Président du pays depuis 2019.
Ce discours de haine complète un arsenal autoritaire dont l'objectif est simple : assoir le pouvoir présidentiel.
Manifestement, quel qu'en soit le prix pour le peuple tunisien.
Avant ce tour de vis identitaire, l'exécutif a accéléré les arrestations arbitraires afin de censurer les paroles dissidentes. Rached Ghannouchi, principal opposant politique au parti présidentiel qui écope d'un an de prison pour "apologie du terrorisme". Une vingtaine des membres de son parti islamique conservateur "Ennahda" sont sous le coup d'enquêtes pénales.
Arrestation emblématique : Chaïma Issa, poétesse, écrivaine, journaliste et militante des droits de l'homme tunisienne, est incarcérée le 22 février 2023. Arrêtée pour avoir contesté les mesures mises en place depuis 2021 par le Président tunisien. Après des manifestations de soutien d'une centaine de femmes activistes de la société civile (présidentes de certaines associations, universitaires, journalistes, avocates, politiciennes et artistes), elle a été libérée en juillet. Elle est considérée comme la première prisonnière politique de l'aire Kaïs. Depuis, les entorses aux Droits humains se sont intensifiées.
Depuis son arrivée au pouvoir en novembre 2019, Kaïs Saeïd n'a pas réussi à créer une coalition représentative des forces politiques.
Après un vote de rejet du premier gouvernement par le Parlement dès son investiture, et une motion de censure, en 2020, de 105 députés qui retire la confiance du Parlement au gouvernement, le Président décide de nommer un gouvernement composé uniquement d'indépendants. Cette stratégie ne fera pas l'adhésion au sein de l'Assemblée.
La crise est au plus fort début 2021 où le Premier Ministre propose, sous l'élan du Parlement, une modification de certains membres du gouvernement. Kaïs Saeïd refuse ces changements.
En juillet 2021, alors que le peuple manifeste en demandant la dissolution du Parlement et un changement de régime, Kaïs invoque l'article 80 de la Constitution et annonce la suspension de l'Assemblée, la formation d'un nouveau gouvernement, la décision de gouverner par décrets et s'approprie la présidence du Parquet.
Depuis, la situation va de mal en pis pour le peuple tunisien.
Menaces contre la liberté d’expression, fragilisation de la société civile, harcèlement des défenseurs des droits humains, ingérence flagrante de l’exécutif dans les procédures judiciaires. La liste est longue.
Le président a largement usé de prétexte lié à la lutte contre la corruption et l’injustice pour influencer et éliminer toute résistance au sein du pouvoir judicaire. Ce dernier est désormais largement instrumentalisé pour faire taire toute contestation. Les motifs d'incarcération sont souvent discutables et condamnent le droit à manifester ou s'exprimer.
L'arrestation récente de 8 leaders d'opposition et d'un directeur de radio réduit au silence le pluralisme politique.
Le processus électoral devient un leurre opportuniste. À ce titre, l’Instance supérieure indépendante pour les élections n'est plus depuis la promulgation d'un décret-loi publié le 22 avril 2022 qui confie la nomination de ses membres au Président de la République.
Pour boucler avantageusement la boucle autocratique, l’article 24 du Décret-loi n° 2022-54 du 13 septembre 2022, relatif à la lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication punit de 5 ans de prison et d’une amende de cinquante mille dinars celui qui « utilise sciemment des systèmes et réseaux d’information et de communication en vue de produire, répandre, diffuser, ou envoyer, ou rédiger de fausses nouvelles, de fausses données, des rumeurs, des documents faux ou falsifiés ou faussement attribués à autrui dans le but de porter atteinte aux droits d’autrui ou porter préjudice à la sureté publique ou à la défense nationale ou de semer la terreur parmi la population » ou de « diffuser des nouvelles ou des documents faux ou falsifiés ou des informations contenant des données à caractère personnel, ou attribution de données infondées visant à diffamer les autres, de porter atteinte à leur réputation, de leur nuire financièrement ou moralement, d’inciter à des agressions contre eux ou d’inciter au discours de haine ». Les peines prévues sont portées au double « si la personne visée est un agent public ou assimilé ».
Ce décret-loi est utilisé avec une interprétation large et variable en fonction de l'objectif politique recherché. Intimidations et arrestations de toutes voix dissidentes, des dizaines de militants des droits humains, journalistes, écrivains, avocats et des citoyens sont poursuivis.
Quelques exemples.
Le 28 octobre 2022, la police a arrêté pendant 3 jours l’étudiant Ahmed Hamada pour avoir publié des vidéos d’une manifestation dans le quartier populaire de Tunis, Hay Tadhamoun, où des affrontements entre la police et les manifestants avaient eu lieu.
Le 14 novembre 2022, Nizar Bahloul, rédacteur en chef de Business News, est poursuivi pour un article critiquant la Première ministre, Najla Bouden.
Le 15 mai, les journalistes Haythem ElMekki et Elyes Gharbi ont été traduits en justice suite à un épisode de leur émission "Midi Show".
L'avocat Ayachi Al-Hamami, chef de la Commission nationale pour la défense des libertés et de la démocratie et militant des droits humains, ainsi que la journaliste du quotidien Assabah Monia Arfaoui et du journaliste Mohamed Boughalleb sont accusés de diffuser de "fausses nouvelles".
Récemment, le chef de l’État tunisien s'est permis l'impensable : outrepasser une ligne que peu de chefs d'État (j'en conviens avec tristesse, de plus en plus néanmoins) osent : Tenir des propos haineux et racistes envers les migrants subsahariens.
Il a évoqué l'existence d'un "plan criminel pour métamorphoser la composition démographique en Tunisie. » Ces propos irresponsables et profondément choquants ont ouvert la voie à une vague de violence anti-Noirs dans le pays.
Les forces de l'ordre, aidées par une part de la population tunisienne, se déploient pour chasser les migrants ou demandeurs d’asile, ainsi que les étudiants d’origine subsaharienne. Ils sont arrêtés, expulsés de leurs domiciles et repoussés en plein désert, à la frontière libyenne. Ils se retrouvent sans eau, ni nourriture, ni abri.
Au total, 1 200 Africains ont été "expulsés" depuis début juillet par la police tunisienne vers les zones frontalières avec la Libye et l'Algérie, selon l'ONG Human Rights Watch.
A date, des centaines de migrants africains, dont des femmes enceintes et des enfants, se trouvent toujours dans la zone tampon de Ras Jedir entre la Libye et la Tunisie. Cinq corps ont été découverts. Les migrants se partagent le peu de nourriture et d'eau que leur apportent les Libyens via le Croissant Rouge local.
En dehors de propos tenus sans effets notables, les institutions africaines et internationales restent inactives sur ces violations des droits des migrants subsahariens en Tunisie.
En écrivant tout cela, j'ai honte de ce que l'homme peut faire, supporter, ignorer. J'ai honte d'être là, inutile, et imaginer le désespoir d'une mère face à son enfant dénutri. J'ai honte de cette société inéquitable faite à des privilégiés dont je fais évidemment partie.
Il est absolument inacceptable que les représentants que nous avons élus dans nos pays démocratiques ne viennent pas en aide à ces personnes en détresse. Il est inimaginable d'accepter que la terre continue de tourner avec cette spirale délétère à l'humanité et plus largement à la vie.
Nos représentants ont la responsabilité d'occuper la véritable fonction pour laquelle nous les avons élus : représenter notre humanité.
En attendant ce réveil indispensable et salvateur, notre salut ne viendra que par les voix de la société civile et les soulèvements des peuples opprimés.
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